Retour sur la venue de Marie-Hélène Brousse

Une Leçon à trois temps

Trois temps – une soirée de la Bibliothèque, l’Atelier du séminaire interne de lecture et une conférence –, trois moments de travail précieux avec Marie-Hélène Brousse pour une leçon remarquable ! Une leçon quant à ce qu’est la psychanalyse d’orientation lacanienne !

Si je devais dire en quelques mots la principale leçon que j’ai retenue, c’est que la psychanalyse d’orientation lacanienne, c’est une recherche incessante, c’est une façon d’interroger les formules que nous utilisons le plus souvent en les répétant sans nous y arrêter. Une simple question : « Comment entendez-vous cette formule de Lacan « ordre de fer » du social ? » et immédiatement s’ouvre un champ de réflexion à partir de cette expression qui semblait évidente. Marie-Hélène Brousse, « très attachée aux mots », a le goût de chercher à dire au plus juste, goût chevillé à son élaboration. Les signifiants s’usent, la routine s’installe et il s’agit de revivifier sans cesse ce qui fait le ressort du discours analytique.

Dans ce temps de travail, chacun se saisit des points qui l’accrochent. En voici quelques-uns qui ont alimenté et alimentent ma réflexion.

 

Quand les mots sont « matière »

 À l’époque de l’ordre symbolique, Lacan est allé chercher les concepts de la linguistique structurale pour en faire un autre usage dans le champ de la psychanalyse. Les mots se sont diffractés en signifiant et signifié, les signifiants faisaient chaîne…

Sans cesse, Lacan a fait des emprunts à d’autres disciplines pour les mettre au service de ce qu’il cherchait, inlassablement ! Work in progress et non pas savoir clos, achevé !

Quand les mots se sont révélés « matière », Lacan a inventé le néologisme « motérialité ». Suivant cette voie, Marie-Hélène Brousse est allée à la rencontre de deux physiciens quantiques. C’est donc à la physique quantique qu’elle a emprunté les concepts de « vide » et d’« ondes gravitationnelles » des « trous noirs », pour « travailler la matière qui est la nôtre ». « À la matérialité mathématisée du vide en physique répond, en psychanalyse, la motérialité spécifique à lalangue propre à chaque corps parlant.[1] »

Le concept de « vide », Lacan s’en était emparé et s’en est servi entre autres pour aller à contre-courant de notre « mode de jouir fondamental », à savoir le sens.

 

Un monde en mutation

 Du Nom à la fonction

Dans « Les non-dupes errent » (1973-1974), Lacan substitue au Nom la fonction, notamment le « nommer à », nommer à une fonction. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il parle d’« ordre de fer » du social. Comment saisir ce changement ? Quand le Nom-du-Père était opératoire, c’est par la famille que le sujet trouvait une place. Aujourd’hui, le social d’une fonction a remplacé le nom. Pour ce faire, Marie-Hélène Brousse indique que le parent, terme contemporain, « un parent tout-seul » y suffit.

Toujours à l’affût des modifications dans le discours, elle a été sensible au surgissement, dans le lien social et dans les propos des analysants, d’un mot, le mot « gérer ». Incontestablement, c’est un mot qui a envahi le discours courant : on gère, on essaie de gérer, le travail, les collègues, les enfants, la charge mentale, et même les émotions… Et gérer, comme le souligne Marie-Hélène Brousse, ce n’est pas nommer. Indice de « la prédominance de la fonction : ça organise, ça fait marcher ! ».

Où en sont les trois dimensions, réel, symbolique, imaginaire ?

L’imaginaire monte, « de plus en plus puissant ». L’image est montée sur la scène et occupe l’espace. « La civilisation est devenue une civilisation de l’image. » Le symbolique, lui, descend, perd de plus en plus en puissance. « La décadence de la métaphore en témoigne. » Quant au réel, Marie-Hélène Brousse propose de « dire qu’il est en hausse ». Quel réel, Lacan en ayant donné plusieurs définitions selon les temps de son enseignement ? Il y a bien sûr le réel qui revient toujours à la même place, et le réel comme impossible, mais l’époque est plutôt syntone avec le réel lié à la contingence, celui qui survient de manière imprévisible « et dont on ne connaît pas par avance les conséquences ».

L’identité comme symptôme

Marie-Hélène Brousse nous a proposé une façon de saisir cette formule de Lacan fort difficile à comprendre : « L’inconscient, c’est la politique », à partir du phénomène trans. Il faudrait reprendre son développement pour cerner le ressort qu’elle cherche à mettre à jour. Le point qui m’a retenue est de considérer l’identité comme symptôme.

« Le symptôme change d’allure selon l’époque ». Aujourd’hui, ce sont les identités qui comptent et « donc le symptôme prend la forme d’une identité ». La folie identitaire d’aujourd’hui « est la conséquence de la mondialisation ». On pourrait penser que ça va vers l’universel ! « C’est juste le contraire ». C’est, comme l’avait prévu Lacan, la montée de la ségrégation.

La nécessité de se présenter par une identité laisse ouverte la question de la jouissance. Il ne faut pas s’y tromper : dans la montée des catégories de genres LGBTQIA, ce n’est pas tant un plus-de-jouir qui est en jeu mais bien la question de l’ego, « un ego qui dit : Je suis ça ».

Dire que ce qui se présente comme identité fait symptôme permet de l’appréhender différemment. Dans notre champ, quand nous recevons les sujets, nous accueillons des êtres parlants à partir d’une souffrance et nous visons à permettre qu’un symptôme puisse se constituer comme choix de jouissance, à partir du nouage, et donc du plus singulier. Comme le souligne Marie-Hélène Brousse, il s’agit de « laisser au sujet le choix de la solution sinthomatique qui lui conviendra le mieux ».

 

Une leçon clinique

 Du travail effectué à partir de deux situations cliniques présentées lors de l’Atelier du séminaire interne de lecture, je retiendrai deux points :

La place fondamentale de l’analyste est à côté du patient pour pouvoir voir les choses du même côté que lui. C’est de cette place que quelque chose peut opérer d’un changement de lieu. Marie-Hélène Brousse a donné l’exemple où l’on répète ce qu’a dit le patient : « Vous donnez votre voix et il peut entendre autrement ».

Le deuxième point concerne la définition de la psychose ordinaire. Marie-Hélène Brousse a d’abord rappelé la distinction entre un diagnostic structural basé sur les trois structures, névrose, psychose et perversion, et un diagnostic borroméen qui suppose le nouage des trois dimensions, réel, symbolique et imaginaire. Ce diagnostic, plus en accord avec la clinique contemporaine, « définit ce qui permet à un sujet de fonctionner dans le lien social ». Le nouage, de par son côté plus souple, « est susceptible de transformations ». C’est dans ce cadre que peut se concevoir la psychose ordinaire. Quand Jacques-Alain Miller est revenu sur ce syntagme en 2008, il a pu dire que « la psychose ordinaire n’a pas de définition rigide ». « Tout le monde est le bienvenu pour donner son sentiment et sa définition de la psychose ordinaire[2] ». La définition qu’en a donnée Marie-Hélène Brousse nous fournit une indication précieuse. Pour elle, dans la psychose ordinaire, il n’y a pas la dimension de l’exception mais il y a la dimension de l’universel. Cependant, faute de l’exception, les universaux sont fragilisés. Ce qui vient se greffer, c’est soit le rapport imaginaire, par exemple « faire comme », soit un universel solide, par exemple une règle pour tous, une routine. Et, en effet, quand le nouage se défait, les interventions qui permettent de rétablir un universel ont un effet apaisant. Après coup, il me semble que c’est une définition lumineuse pour les sujets « vides au niveau du narcissisme, du moi idéal », comme l’a indiqué Marie-Hélène Brousse. On pourrait dire que c’est une définition restreinte, une définition qui caractérise les sujets pour lesquels d’autres auteurs parlent de compensations imaginaires qu’ils distinguent des suppléances, plus solides.

 

Bref, après ces trois moments fort denses, nous avons de quoi nourrir et poursuivre notre travail d’élaboration…

 

Marie Rosalie Di Giorgio

 


[1] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, pp.16-17.
[2] Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n°94-95, janvier 2009, p.41.