Une transformation singulière

Catherine Rihoit est une auteure de romans et de biographies. Un jour, faisant part à un ami de ses réflexions quant aux marques du genre dans l’écriture, celui-ci lui propose de rencontrer Jeanne Nolais, transsexuelle.

            Cette rencontre a des conséquences sur l’auteure qu’elle évoque dans la préface de son ouvrage Histoire de Jeanne transsexuelle[1], qui date de 1980 : « Pendant une période, c’est vraiment dur. Je prends ça en plein dans l’estomac. J’en attrape des cauchemars la nuit, et des angoisses pendant la journée. […] Ma psychanalyse en prend un coup. […].»[2] « Je comprends une chose : l’identité sexuelle n’est pas donnée avec l’anatomie. C’est un rôle. Ce n’est pas parce qu’on a l’aspect et le fonctionnement d’une femme qu’on en est une. Anatomie et psychisme ne coïncident pas forcément. Peuvent même se contredire. Ahurissant.» [3] De cette rencontre naît cet ouvrage écrit au joint intime de l’être.

Qui est Jeanne ?

            « Moi, Je suis Jeanne. […] je n’aime pas les outrances […] je suis une femme qui sait ce qu’elle veut. » [4]

            Voilà comment débute le récit de la vie de Jeanne, sous la plume de Catherine. Si les papiers d’identité ne correspondent pas à la nouvelle apparence de Jean, Jeanne s’en accommode faisant de Jean, – un de ses prénoms de naissance, alors qu’elle a grandi en tant que Maurice – un prénom anglais équivalent à Jeanne. Se servir d’un glissement entre les langues, permet à Jeanne de supporter les lois administratives et leurs catégories genrées.

            Jeanne, née Maurice dans les années 40, décrit une enfance dans une ambiance familiale traditionnelle, avec une grand-mère à la tête d’une entreprise locale, un grand-père fantasque et une mère soumise aux règles familiales. Quant au père, il est décrit comme un « gros lourdaud » toujours ivre, fort peu assorti à cette mère « jolie, intelligente et fine ». Ses relations avec ce père sont difficiles : « Mon père ne m’a jamais donné la plus petite marque d’affection. Je n’existais pas pour lui, il ne me parlait jamais, ou alors comme si j’étais un animal inopportun, une bête nuisible qu’on chasse quand on la rencontre sur son passage.» [5]  Après une scène où son père bat sa mère, Maurice menace son père avec un pistolet. Seul regard échangé entre le père et le fils : « je ne l’ai pas tué ce jour-là, mais j’ai haï très longtemps après ce qui survivait en moi : l’homme. Et j’ai tué finalement, beaucoup plus tard, cet homme en moi, ce souvenir insupportable du père. »[6]

            Un jour, dans le métro, Maurice, enfant, perd une poupée : « Elle appartient au temps béni où je ne savais pas encore que je n’étais pas une fille.» [7] Ce être une fille se construit dans une relation à sa mère faite de douceur, de tendresse : « Nous étions un refuge l’un pour l’autre. Je me souviens qu’elle m’appelait sa petite fille. Cela ne m’a jamais frappé, ou paru surprenant. J’étais ce qu’elle disait que j’étais.»[8]

            Ce que Jeanne explicite dans ce récit, est la dimension d’un choix de sexe dans une répartition entre vie-amour-mère et mort-refus-masculin. Pas d’appui sur l’anatomie, précise-t-elle, mais sur « l’exemple »[9]. Nous dirons sur une identification imaginaire à une mère toute douceur et amour et un rejet de la position phallique. L’univers masculin, même à l’école, est perçu sur son versant de jeux brutaux dans la cour de récréation. Faute de la signification phallique qui organise les modes identificatoires, les semblants dits féminins ou masculins, ici, se répartissent comme étant les attributs du sexe féminin et du sexe masculin, ce qui les désigne comme tels.

            Un jour, enfant, il surprend son amie Paulette dévoilant son sexe à la demande d’ouvriers excités. Sa surprise devant ce sexe « propre, net » fixe à jamais cette idée que le sexe féminin est pur. « De cette aventure, il me resta l’idée que j’aurais voulu être comme Paulette et le sentiment qu’il était à la fois étrange et injuste que, de toute évidence, ce ne soit pas le cas.» [10] Cette image s’impose comme étant la représentation du sexe féminin ce qui va déterminer les choix de Maurice.

            A l’âge de 9 ans, Maurice est envoyé dans un pensionnat religieux où il découvre qu’il est un garçon au milieu de garçons pour qui les premiers signes de la virilité ont de l’importance. Abandonné par une mère qui s’est tournée vers un autre homme que son mari, tourmenté par les autres élèves, Maurice fait l’expérience désastreuse de la solitude. C’est au pensionnat que se dégage pour Maurice une certaine conception de la différence des sexes : « La différence des sexes, je ne pus l’apprendre qu’en tant que différence et non sous forme de complémentarité. » [11] Le gap infranchissable entre fille et garçon, place Maurice dans une « triste ségrégation »[12].

            Son expérience douloureuse du pensionnat l’incite à différencier masculinité et virilité : être un homme « c’est avoir un certain sens de l’honneur et du devoir »[13] , mais du côté du sexuel, la virilité lui apparaît comme une obscénité dégoûtante. Il refuse de partager les concours et divers jeux de ses camarades ce qui le désigne à la vindicte du groupe. Peu à peu il se sent devenir un « paria »[14], sa scolarité et son comportement se dégradent. Son côté joli garçon à l’allure efféminée attire certains de ses camarades, ce qui lui donne l’illusion d’être désiré et aimé. Ces marques de tendresse sont autant de rappel de l’amour maternel, mais l’expérience d’un baiser forcé lui fait découvrir l’homosexualité masculine qu’il rejette. C’est donc un temps où se construit, pour Maurice, le fantasme d’« être un ange, avec une apparence de femme et pas de sexe »[15] .

            Son organe l’encombre : « Cela ne m’appartenait pas. C’était une pièce rajoutée par erreur.» [16] Il cherche à le dissimuler, s’adressant à Dieu pour qu’il devienne une femme. Non pour enfanter mais pour être propre, « débarrassé de cette chose pendante »[17]. Cet organe qui n’est pas pris dans la signification phallique prend un aspect étrange et dépourvu de vie. Contrairement à Hans pour qui le wiwimacher qui s’agite, détermine les interrogations et les symptômes, Maurice ne peut investir cet organe. S’il est marqué par le déni maternel – Maurice est sa petite fille – il est hors menace de castration. La parole maternelle vient dire ce qu’il en est de son désir et Maurice s’y réfère sans menace de perdre quelque chose qu’il n’y a pas. Comme l’indique Hélène Bonnaud : « Avoir cet organe est insupportable et symptomatique de cette question de la menace de castration, spécialement quand celle-ci est totalement ignorée.» [18] Pour être un homme il s’appuie sur une version imaginaire c’est à dire du côté du chevalier et de l’amour courtois. Il se sent « lesbienne », en avance sur son époque « une sorte de David Bowie avant la lettre »[19].

            Ne trouvant pas sa place dans la société de l’époque il s’engage dans la marine, et plus précisément chez les fusiliers marins. Pour devenir un homme, il jouera l’homme, selon sa formulation. Il en bave au milieu de ces brutes parfaitement dociles, il passe le rite initiatique de la prostituée qui ayant pitié de lui, fait croire à ses camarades qu’il s’est comporté vaillamment : « j’étais baptisé »[20] . Cette tentative de se transformer en homme ne fait que renforcer sa féminité : « En agissant en homme, je me sentais travesti, je devais sans cesse surveiller, corriger, apprendre…» [21] « Plus le il du dehors se construisait, plus le elle intérieur criait fort, […] pour réclamer son droit à l’existence.»[22] Plus Maurice cherche à adopter les attributs masculins, plus le défaut symbolique impose la féminisation et déclenche l’angoisse. Comme dans le pensionnat il se tient à l’écart de toutes les propositions homosexuelles qui lui sont adressées, il cherche seulement l’amour. Au décès de sa mère, il sent qu’il est devenu « l’étranger » dans sa propre famille.

            La guerre de 40 déclenchée, Maurice part « combattre le Boche ». Cette expérience de guerre le déprend de son idéal du masculin, – l’homme qui protège. En 1941 il devient comptable à l’Assistance publique à Paris où il rencontre Françoise, jeune femme propre et nette, avec laquelle se construit une relation établie sur la non virilité : « Elle était pour moi la jeune fille que j’aurais voulu être.» [23] Ils se marient.  Maurice s’engage dans la résistance malgré son horreur de la guerre. La fonction de suppléance de cette identification imaginaire à l’homme-d’honneur, continue de soutenir les solutions de Maurice. Mais cette identification est un abri fragile qui ne protège pas Maurice de l’angoisse profonde qui le hante.

            La guerre finie, après de nombreux changements professionnels, Maurice devient chef d’escale aux Açores. Son couple est une communion de deux sujets sans sexualité mais pas sans amour « Nous étions jumeaux ou plutôt sœurs siamoises »[24].  Sa carrière dans l’aviation est une réussite. Ils adoptent une petite fille : « J’avais sous les yeux une sorte d’incarnation de ce que j’aurais voulu être […] je vivais ma féminité par procuration.» [25]  La famille se construit donc sur un socle imaginaire, l’enfant est conçu hors d’une libido conjugale.

            C’est l’entrée dans la sexualité de leur fille qui fait exploser la symbiose : « Avec l’accession de notre fille à l’âge de femme, le conflit sexuel refoulé chez moi s’est accentué.» [26] Après des dépressions et des tentatives de trouver des solutions avec l’aide d’un médecin, Maurice s’engage dans un traitement hormonal qui le féminise, avec l’accord de sa femme, ce qui l’apaise. La mort de sa femme le plonge dans un désarroi profond « […] tout mon compromis avec le monde reposait sur elle, s’était construit avec elle »[27]. Ce moment de déclenchement se fait en deux temps : premier temps, c’est l’entrée de sa fille dans la sexualité ce qui la fait passer d’ange – comme le corps de son amie lorsqu’il était enfant – à femme. La solution trouvée, avec l’accord de son épouse, permet une stabilisation. Mais le décès de sa femme –  qui est le deuxième temps – révèle la place  qu’elle occupait, si essentielle, dans les solutions de Maurice.

            Maurice part à la dérive jusqu’à la rencontre avec une association d’Aide aux malades hormonaux. Des mots viennent donner sens à ce qu’il vit depuis des années, il découvre que la question de l’identité sexuelle ne va pas de soi pour de nombreuses personnes et que les nuances entre transsexualité, homosexualité, travestisme correspondent à des positions diverses quant au choix d’usage et de jouissance de son sexe biologique.

            Son évolution vers une identité féminine se fait sans trop de heurts « faut dire que j’ai une allure rangée et conformiste et cela aide à faire passer le reste »[28]. La compagnie d’aviation qui l’employait le met à la retraite anticipée, il peut alors vivre sous les aspects féminins du sexe auquel il se sent appartenir, il devient Jean. Il découvre le machisme des hommes à l’endroit des femmes, il découvre les codes culturels qui marquent la différence, les usages du langage : « les hommes ça ordonne ; les femmes ça demande »[29]. Peu à peu Jeanne s’impose et la vie de Jean s’organise à partir de coordonnées féminines, des semblants féminins. Pas de militantisme pour Jeanne, le transsexualisme est une affaire singulière qui ne peut pas faire lien social. Mais Jeanne soutient la solution d’une entre-aide pour accompagner le chemin complexe pour les autres, qui mène d’une identité à l’autre. La féminité, pour Jeanne, correspondant à la possibilité d’avoir un enfant, son du côté féminin se fait sur des modes d’être : « A la force brutale j’ai opposé le calme et la souplesse. A la raison et logique mâles, j’ai opposé l’intuition, la finesse. A la vulgarité, à la brutalité, la gentillesse et le sourire. » [30] C’est dans une véritable répartition binaire que s’inscrit Jeanne, répartition qui évite l’écueil de la castration en défaut.

            Jeanne aime les femmes, se déclarant ainsi homosexuelle depuis toujours. Mais il y a un reste, cet en-trop : « Ce peu de chair que j’avais toléré toute ma vie finissait par me faire horreur. […] c’était une erreur […].»[31] Jeanne se fait opérer à Londres : « Je renaissais dans une nouvelle peau, pour une vie nouvelle. Il n’y avait plus de double. » [32]

            Seul problème résiduel, ses papiers d’identité restent masculin, son opération en Angleterre n’étant pas reconnue : « […] je me situe entre le masculin et le féminin »[33]. « Il y a une certaine ironie à penser que c’est un peu ce que j’ai réalisé aujourd’hui : ni d’un bord ni de l’autre, le sexe des anges.» [34]

            Cet ouvrage, écrit en 1980, est d’une grande actualité et le chemin qui mène Maurice à Jeanne est un vrai parcours de combattant.e. Faute de la fonction métaphorique, Maurice ne cesse pas d’inventer ses solutions pour parer à l’impossible inscription symbolique du côté mâle. S’il prend appui sur les codes et les signifiants de son époque pour faire l’homme, le sexe des anges comme discret pousse-à-la-femme ne cesse pas de le tourmenter. Être la petite fille aimée de sa mère a été ce qui a animé, soutenu la multiplicité de ses bricolages.

Marie-Josée Raybaud- juillet 2021

 


[1] Catherine Rihoit, Jeanne Nolais : Histoire de Jeanne transsexuelle, Coédition Mazarine – Opera Mundi, Paris, 1980.
[2] Ibid. p.14.
[3] Ibid. p.16.
[4] Ibid., p.19.
[5] Ibid., p.27.
[6] Ibid., p.28.
[7] Ibid., p.26.
[8] Ibid., p.29.
[9] Ibid., p.29.
[10] Ibid., p.38.
[11] Ibid., p.37.
[12] Ibid., p.39.
[13] Ibid., p.45.
[14] Ibid., p.49.
[15] Ibid., p.59.
[16] Ibid., p.75.
[17] Ibid., p.75.
[18] Hélène Bonnaud « De Hans à Sacha… » Blog journees.causefreudienne.org du 14 juillet 2021.
[19] Catherine Rihoit, Jeanne Nolais : opus cité p.81.
[20] Ibid., p.91.
[21] Ibid., p.100.
[22] Ibid., p.108.
[23] Ibid., p.134.
[24] Ibid., p.161.
[25] Ibid., p.162.
[26] Ibid., p.171.
[27] Ibid., p.175.
[28] Ibid., p.184.
[29] Ibid., p.191.
[30] Ibid., p.202.
[31] Ibid., p.212.
[32] Ibid., p.229.
[33] Ibid., p.237.
[34] Ibid., p.59.