Neurologie versus psychanalyse

« Pourquoi ce livre maintenant ? »[1] C’est sur ces mots qu’Hervé Castanet, Professeur des universités, membre de l’ECF et de l’AMP, psychanalyste à Marseille, ouvre son étude pour contrer cette gourmandise des neurosciences à vouloir s’emparer de tout ce qui constitue l’expérience humaine, et ce dès l’enfance.

Soulignons d’entrée qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage destiné à contrer les neurosciences ou à contester les avancées et les exploits de la médecine organique, « Tant mieux si la neurologie, précise en ses diagnostics, est devenue moins démunie au point de vue thérapeutique. Tant mieux si la neurochirurgie acquiert une dextérité qui lui était auparavant inconnue. Tant mieux si la pharmacopée chimique produit des apaisements face à des souffrances psychiatriques insupportables. »[2]

Le problème, voire l’urgence, c’est de savoir comment nous pouvons répondre à cette extension du domaine de la neurologie, ce tout neuronal, qui a fait dire à J.-A. Miller que « Le réel est devenu neuro-réel »[3] ?

Sans doute en commençant par prendre la mesure de cette mise sous tutelle administrative des pratiques de la parole, par un courant neurobiologique radical, dont la thèse neuro pose une équivalence définitive entre mental et neuronal.

Avec la thèse neuro, en effet, on ne peut faire plus simpliste : l’organe où loge la cause, c’est le cerveau, et l’intégralité de la vie psychique, tout ce qu’elle intègre, le désir, les émotions, la conscience de soi, et bien entendu le symptôme, relèvent d’une causalité strictement neurologique. Au sortir de cette thèse matérialiste, c’est le sujet parlant qui est réduit à son cerveau et à ses communications cellulaires !

Mais puisqu’il faut bien appeler un chat un chat, disons que cette thèse neuro relève autant de l’épistémologie que de l’idéologie, une idéologie qui vise à réduire au silence non seulement la psychanalyse, mais avec elle, nombre de sciences de l’homme et de la Société – en la sortant des lieux d’enseignement, de recherches universitaires et des dispositifs de soins et traitements (hôpitaux, dispensaires, cliniques, etc.) qui s’orientent à partir d’elle.

Ici, ce qui fait le sel de l’ouvrage c’est l’engagement que prend Hervé Castanet et auquel il nous invite, à « Mettre en cause les usages actuels des neurosciences », une mise en cause qui, prévient-il, « nécessite un vocabulaire de combat. C’est notre choix et il sera épistémologique : concepts contre concepts. »[4]

C’est dit ! L’ouvrage est donc construit comme un contre-argument à la thèse neuro, avec une orientation calibrée, et très argumentée : « Le combat tournera du concept de réel. » Avec d’un côté « le réel comme base physique observable pour le neuroscientifique » ; de l’autre, « le réel comme impossible logique ou sans loi pour le psychanalyste lacanien. »[5]

Ainsi dans les chapitres, « Retour sur l’homme neuronal », « Machinerie cérébrale », et « Disjonction du langage et de la pensée », H. Castanet s’applique à démontrer par le détail en quoi certaines propositions du neurobiologiste, Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France, relèvent plus de l’idéologie que de l’épistémologie.

Prenons un exemple : En reprenant son dialogue avec J-A. Miller en 1978, H. Castanet souligne que lorsque Miller lui demande : « Quand vous écrivez que « toutes les opérations du système nerveux sont accomplies par les neurones, du réflexe le plus élémentaire, à l’activité mentale la plus élaborée », […] est-ce que ça, c’est une donnée scientifique que vous auriez acquise, contrôlée […], ou c’est votre sentiment ? » Il hésite à répondre, puis finit par affirmer : « Je vois bien que la phrase de moi que vous avez citée vous paraît simpliste, mais je crois qu’en tant que scientifique, on est obligé d’accepter ça. Même les états émotionnels sont vraiment liés à des facteurs chimiques. C’est la raison du grand succès de principe et de pratique de toute la psychopharmacologie. » Lorsque J-A. Miller insiste pour qu’il précise sa méthode de généralisation pour expliquer la pensée, il répond : « Effectivement, à ce moment-là je sors de mon domaine, j’en suis parfaitement conscient. Je parle de systèmes que je n’ai pas étudiés. »[6]

Ici Castanet souligne que si l’objet réel du neurobiologiste c’est le cerveau, quand il dialogue avec J-A. Miller, il sort de son champ et s’il perd son objet, « en revanche, il construit sans le savoir, un objet en quelque sorte …idéologique. »[7]

Finalement, ce qui, paradoxalement, ne trompe pas, c’est cette notion de réel mis à jour par Jacques Lacan, que nous ne réduisons pas à la matérialité physique, et qui nous permet de soutenir qu’il y a deux biologies : celle du biologiste stricto sensu, et celle que la psychanalyse dégage chez l’être parlant, concernant le corps parlant.

Et là, « Malgré ses tentatives, la neurobiologie tombe sur cet os : le parlêtre est pris dans un bain de langage et cette prise produit des effets de jouissance, tels les symptômes, dans le corps vivant. »[8]

Autrement dit, la biologie de l’organisme et du système neuronal ne peut expliquer le corps jouissant : « La neurobiologie peut mobiliser tout son savoir, toutes ses expérimentations, toutes ses imageries cérébrales, jamais le nouage des mots et de la jouissance où s’inscrit l’acte psychanalytique, ne pourra se livrer dans une matérialité neuro-visible. »[9]

CQFD…

 

Jean-Pierre Denis

 

[1] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022, p.9.

[2] Id. p. 38.

[3] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du Désir, n°98, mars 2018, p.119

[4] Id. p. 31.

[5] Id. p. 34.

[6] Id. p. 51.

[7]Id. p. 52.

[8] Id. p. 151.

[9] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, 2022, Paris, Navarin, p.156.