De l’Un dans le rêve

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Par Marie-Rosalie Di Giorgio

Trouver une articulation entre mon thème de cartel : « L’Un et la jouissance du corps » et le thème du Congrès de l’AMP sur le rêve s’est révélé relativement aisé. En effet, les témoignages de passe sont précieux pour tenter de saisir ce qu’il peut en être de l’Un. Et les AE [1] rendent souvent compte de rêves cruciaux qui ont marqué leur parcours analytique.

Il fallait bien ça pour accompagner, soutenir, éclairer parfois le cheminement initié à partir de cette jaculation de Lacan, « Yad’lun [2] », dans le Séminaire XIX, … ou pire. Le cartel est sans doute le dispositif le plus adéquat à cette prise à bras le corps du texte de Lacan. On peut y apporter nos difficultés, nos surprises, nos points de butées, nos enthousiasmes. Les commentaires, les questions et les relances des autres cartellisants poussent à aller plus loin, à expliciter plus avant notre propos. Dans notre cartel réuni sous l’intitulé « Corps et jouissances », l’Un et son corollaire de jouissance s’est confronté à l’énigme de la jouissance féminine, s’est heurté à la lettre dans la psychose, s’est éloigné de l’Un d’exception de la logique masculine. S’appuyer sur les témoignages de passe a pu donner plus de chair à ce qui s’avérait parfois bien aride.

« Yad’lun »

Quelques balises sur le cheminement autour de l’Un…

Avec le dernier enseignement de Lacan, c’est le primat de la jouissance, mais pas sans l’incidence du signifiant, qui s’impose. Il faut donc envisager un statut du signifiant d’avant l’articulation signifiante. Ce « Yad’lun » de Lacan, Jacques-Alain Miller, dans son cours sur « L’Un-tout-seul », le met en correspondance avec « l’Autre qui n’existe pas ». « L’Autre n’existe pas veut dire exactement que c’est l’Un qui existe. L’Autre n’existe pas, c’est une autre façon de dire ce que Lacan avait jeté comme jaculation : Yad’lun [3] ». Il poursuit : « Quel est cet Un qui existe alors que l’Autre avec un grand A n’existe pas ? C’est le Un du signifiant. »

En effet, dans ce Séminaire, Lacan souligne l’impossibilité, à partir de l’Un, d’accéder au deux. Il essaie de rendre compte, en passant par la logique et par la théorie des ensembles, de l’inexistence du rapport sexuel, du rapport de l’Un à l’Autre. « Yad’lun et rien de plus, mais c’est un Un très particulier, celui qui sépare l’Un de deux, et c’est un abîme. [4] »

Expérience inédite que la psychanalyse : « c’est seulement au fait de parler que puisse s’apercevoir que ce qui parle, quoi que ce soit, est ce qui se jouit de soi comme corps […]. La psychanalyse, qu’est-ce ? C’est le repérage […] de ce qui s’obscurcit en compréhension, du fait d’un signifiant qui a marqué un point du corps [5] ». La jouissance, si l’on prend cette phrase, son lieu de prédilection, c’est un point du corps propre, marqué par le Un du signifiant. La jouissance, pour reprendre une formule de J.-A. Miller en 2011, c’est la « percussion [6] » de l’Un dans le corps. Dans le Séminaire suivant, Encore, Lacan précise que « c’est au niveau de la langue qu’il nous faut interroger cet Un ». Il ajoute que le « Y a d’l’Un est à prendre de l’accent qu’il y a de l’Un-tout-seul [7] ».

De l’Un dans le rêve

Le texte de Marie-Hélène Brousse, « Corps de rêves [8] », m’a servi de point d’appui pour cerner ce qu’il peut en être de l’Un dans le rêve. « Parler du corps dans le rêve », écrit-elle, « est essentiel [9] ». Cependant, il s’agit d’attraper « le corps substantiel [10] » selon une formulation de J.-A. Miller, le corps comme substance promu dans le dernier enseignement de Lacan, à différencier du corps comme image.

M.-H. Brousse rappelle l’opération signifiante qui a pour effet de séparer du « corps substantiel » les objets a et de les placer dans le champ de l’Autre. L’analyse va à rebours, pourrait-on dire. Identifications qui se desserrent, aperçus du fantasme, déflation du désir, la superstructure du langage – « élucubration de savoir sur lalangue [11] » – se fissure, mettant à nu ce qui de la jouissance ne se négative pas. Quand une analyse va suffisamment loin, se révèle ce que masquaient les fictions liées à l’Autre. Ce n’est pas sans écho avec ces propos de Lacan à l’orée de son dernier enseignement : « De ce qu’il y ait d’lun », doit permettre à l’analyste « d’entendre un peu plus loin qu’à travers les verres de lunettes de l’objet a [12] ».

Ce qui apparaît alors relève de l’événement de corps qui appartient au registre de l’Un. Et M.-H. Brousse précise : « Mais il ne s’agit pas alors du Un de l’image du corps, ni du Un de l’exception, ni du Un produit par l’universel. Il ne s’agit pas non plus d’un retour à l’organisme, abstraction construite par la science. Plutôt une solution singulière à cet accident aléatoire qu’est le corps vivant sans Autre. [13] »

Les rêves, dans le cours d’une analyse, peuvent témoigner parfois de l’émergence de cette « substance jouissante [14] ». Matière liquide répandue, taches informes, sécrétions diverses, en sont les manifestations les plus fréquentes ; autant d’indices signalant que les constructions fantasmatiques qui font consister le rapport à l’Autre et que la grammaire pulsionnelle qui cerne l’objet pulsionnel ne sont plus à l’œuvre.

Comme l’indique M.-H. Brousse, « l’objet devient matière, la forme, difformité mouvante [15] ». Ce qui n’est pas sans évoquer le mythe de la lamelle que Lacan construit pour définir la libido et dont il peut dire qu’elle est « en prise directe avec le réel [16] ». Il n’y a plus l’objet a dont J.-A. Miller a pu dire qu’il appartenait à la logique phallique, ni l’Autre en tant qu’agent. Le signifiant qui vient nommer la manifestation de cette matière informe relève du registre du réel. Ce type de rêve « met de l’Un (matière sans forme) là où était l’Autre [17] ».

Dans cette zone où ça ne se déchiffre plus, le rêve vient témoigner d’une trace dans le corps d’une jouissance incurable, marque la plus singulière de l’exil du parlêtre.


1 Analyste de l’École
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 127.
3 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 16 mars 2011, inédit.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, op. cit., p.195.
5 Ibid., p.151.
6 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 2011, inédit.
7 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, pp. 63-64.
8 Brousse M.-H., « Corps de rêves », La Cause du désir, n°104, mars 2020, pp. 49-51.
9 Ibid., p. 50.
10 Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, n°71, juin 2009, p. 78.
11 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 127.
12 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, op. cit., p. 179.
13 Brousse M.-H., « Corps de rêves », op. cit., p.50.
14 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 26.
15 Brousse M.-H., « Corps de rêves », op. cit., p. 51.
16 Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 847.
17 Brousse M.-H., « Corps de rêves », op. cit., p. 51.